mardi 15 novembre 2011

La croche s’accroche

La mondialisation n’est pas qu’un phénomène économique. L’uniformisation culturelle, basée sur le système occidental, agit comme un rouleau compresseur sur les traditions locales. Mais ça et là, quelques poches de résistance subsistent et s’accrochent aux pratiques anciennes.


Sur l’île de la Réunion

Passée du statut de colonie française à celui de département d’outre-mer en 1946, l’île de la Réunion a évolué très rapidement de la « génération coco » à la « génération coca ». Le phénomène s’est même considérablement accéléré à partir de 1964/65 avec l’installation des premières télévisions sur l’île ; ouverture d’une fenêtre sur la France métropolitaine et son mode de vie.

Une des conséquences fut l’abandon des jeux et sports traditionnels au profit des disciplines structurées débarquées de la Métropole. On pourrait faire le même constat au niveau mondial puisque la quasi-totalité des 28 sports olympiques d’été sont des inventions anglaises ou françaises, alors que l’UNESCO recense plusieurs milliers de disciplines sportives toutes cultures confondues.

Récit d’une rencontre

Au début des années 2000, Jérôme Sanchez, un instituteur métropolitain (un « Zoreille » comme on dit à la Réunion) s’inscrit dans un club de lutte olympique, l’Académie La Croche, à Saint-Paul de la Réunion. Il sympathise avec le propriétaire des lieux, Patrick Blanca, un Créole d’une quarantaine d’années au parcours martial éclectique. Très bientôt, il lui demande d’où vient le nom « musical » de sa salle pourtant dédiée aux arts martiaux et sports de combat. Sourire aux lèvres, Patrick Blanca raconte que « la croche » est la forme de lutte qui a égayé son enfance. Il y jouait avec ses camarades, sur le sable en bord de mer ou sur l’herbe dans les jardins publics. Intrigué, le Métropolitain veut en savoir plus, notamment sur les différences entre cette lutte réunionnaise et celles qu’il pratique habituellement (lutte libre et lutte gréco-romaine).

« La différence, c’est que le combat ne s’arrêtait pas au sol. On continuait jusqu’à ce qu’un des deux dise «La paix ! » ou bien « Arrête ! » quand il était contrôlé par une prise douloureuse. »

Quelques démonstrations de techniques accompagnent le récit. Immédiatement, le Zoreille reconnaît des clés articulaires et des étranglements identiques à ceux enseignés en judo, ju-jitsu sportif ou jiu-jitsu brésilien (des disciplines qu’il a également pratiquées auparavant). La curiosité s’intensifie ! Il doit rencontrer d’autres anciens crocheurs.

Témoignages

Patrick Blanca, qui était le plus jeune du dernier groupe de crocheurs saint-paulois, réunit ses anciens camarades de jeu. Ces quadragénaires et quinquagénaires sont surpris de l’intérêt porté à leur jeu « longtemps » par quelqu’un issu de l’extérieur. Mais ils sont quand même rassurés par la présence de leur ami et chacun de révéler sa « spéciale », sa technique de projection favorite ou celle qui lui permettait d’obtenir la victoire une fois au sol.

Au fil des témoignages, il s’avère que tous les Créoles âgés d’au moins 50 ans ont pratiqué la croche dans leur jeunesse mais qu’aucun Réunionnais aujourd’hui en âge de pratiquer des sports de combat (c’est-à-dire autour de 20 ans) n’en connaît l’existence. Pire, après une recherche bibliographique, il apparaît qu’aucun ouvrage n’a été consacré à ce sujet. A peine une inscription dans un dictionnaire français/créole des années 1980 ! Si rien n’est entrepris, la croche aura très bientôt disparu, définitivement oubliée. La curiosité se transforme en passion.

Renaissance d’un sport traditionnel

Pendant trois années, les deux passionnés collectent des centaines de témoignages, identifient des dizaines de techniques et les classent en planches techniques. Grâce à des témoins âgés de plus de 90 ans, il est attesté que la croche était pratiquée au moins depuis la fin du XIXème siècle. Une carte postale de 1905 prouve en tout cas qu’elle l’était au tout début du XXème siècle.

A ce stade, la rencontre avec Frédéric Rubio est déterminante. Cet expert auprès de la FILA (Fédération Internationale des Luttes Associées) et de la CONFEJES (branche sportive de la Francophonie) a milité pendant plus de quinze ans pour la survie des luttes traditionnelles en Afrique. Jadis basé au Sénégal, il a synthétisé les différents styles de lutte africaine pour leur permettre de résister à la déferlante du football.

C’est Frédéric Rubio lui-même qui va analyser les techniques et les pratiques de la croche pour rédiger une règlementation respectant la tradition mais avec l’apport de la modernité (catégories de poids, durée des combats limitée, etc.). Elle est limpide : une projection vaut un point, une immobilisation un point, et la victoire peut s’obtenir avant la limite en cas de renoncement de l’adversaire ou d’arrêt de l’arbitre.

Un livre est publié en 2006 dans une maison d’édition locale, Azalées, avec une préface du président de la FILA lui-même : Raphaël Martinetti. C’est une reconnaissance institutionnelle mais il reste désormais le travail de terrain : former des cadres, ouvrir des clubs et organiser les premières rencontres sportives officielles (interclubs en 2007 et championnats régionaux en 2008).

Grandir pour ne pas mourir

Reconnue par la FILA comme lutte traditionnelle de la Réunion, la croche n’en reste pas moins au stade embryonnaire. Six clubs seulement sur l’île de la Réunion … et donc dans le monde. Elle reste très fragile. Pour en pas disparaître, elle doit s’exporter. C’est possible car ses règles sont très simples, accessibles au grand public, et parce qu’elle se situe à mi-chemin de la lutte olympique (saisies sur le corps et non sur les vêtements) et du judo (usage de toute la gamme technique au sol, les ne-waza).

Sa première rencontre internationale aura lieu le 22 janvier 2012, au Centre National de Lutte de Vacoas, île Maurice. Ce seront les 1ers Championnats de l’Océan Indien de Croche. Souhaitons à ce sport un avenir ensoleillé ! Parfois, il suffit d’un seul passionné au départ. Souvenons-nous d’un certain Jigoro Kano qui avait fait un rêve dans les années 1880, un rêve nommé judo.


Jérôme Sanchez

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