mercredi 5 août 2015

Luttes en Provences

Photo de La Savate en héritage.
 
 
 
Quau voudra Lucha. Luttes en Provences.

"Vous-àutri, li gènt jouine
Que sabès lou secrèt,
Fasès que noun s'arrouine
Lou mounumen escrèt"
"Vous autres, les jeunes gens
Qui savez le secret,
Faites que point ne croûle
Le monument mystique"
(Frédéric Mistral. Lou Cinquantenàri dóu Felibrige. 1904)

De nombreuses sources l'attestent la lutte était jadis fort en faveur auprès des provençaux. Aux XVIIIème et XIXème siècles elle était pratiquée comme un amusement populaire et un divertissement et figurait au programme des nombreuses réjouissances accompagnant les fêtes religieuses, patronales et votives ou « roumavages ».

D'un point de vue éthymologique, le terme provençal roumavagi (roumavage) est formé de deux mots : roumiou (terme désignant le pèlerin allant à Rome) et viaggi (voyage). Lié au grand pélerinage au tombeau des apôtres Pierre et Paul le terme rouvamagi désigne un « pélerinage » au sens large jusqu'au XVIIème siècle. Par la suite il s'étend aux processions accompagnant les fêtes patronales, religieuses et votives qui avaient lieu traditionnellement entre les mois d'avril et septembre. Il devient synonyme de « fête » à la fin du XVIIIème siècle. Le terme original de roumavagi (roumavage) serait devenu par altération phonétique romeiragi (romerage) en provence orientale.

La définition la plus complète des roumavages ou romerages nous est donnée par Maurice Agulhon dans son ouvrage Pénitents et Francs-Maçons dans l'ancienne Provence (1968) :

« Dans la fête constituée et stabilisée à une époque donnée, coincident procession, cérémonies religieuses et réjouissances : processions régulières à l'occasion de la fête d'un annuelle du Saint, ou occasionelle, pour implorer la protection de ce Saint – Réjouissances champêtres (...) liées au calendrier religieux qui les ramenait (...) soit à l'entrée de la belle saison, soit dans le temps de loisir qui sépare la moisson de la vendange ; fêtes qui commencent avec la procession et la messe, mais qui se poursuivait par des jeux officiels et des danses, s'accompagnaient parfois de foires ou de marchés (...) C'est cet ensemble complexe de la fêtes patronale, religieuse et folklorique, civique et naturiste, que le provençal appelle romerage ».

 Les jeux qui se déroulaient au cours des roumavages commencaient souvent le lendemain des cérémonies et processions religieuses. Les participants s'y affrontaient dans diverses épreuves, notamment à la course, au saut et à la lutte, en espérant remporter les joio (joies), prix mis en jeu à l'occasion du concours et destinés aux vainqueurs.
Dans l'Almanach de la mémoire et des coutumes. Provence (1984) Claire Tiévant nous en apprend un peu plus sur le déroulement des luttes. A l'approche des fêtes on parcourait le village et les localités voisines pour avertir les concurrents potentiels qu'ils pourraient bientôt se mesurer. On accompagnait d'une batterie de tambour ce refrain :

« Escouta ço que dis lou tambour
d'ou Roumavagi !
Quau voudra lucha que se presènte
Quau voudra lucha
Que vèngue au prat
Quau voudra lucha quitte la vesto »
« Ecoutez ce que dit le tambour
du Roumavage !
Que celui qui voudra lutter se présente
Que celui qui voudras lutter
Qu'il vienne au pré
Que celui qui veut lutter tombe la veste »

Des sièges et des gradins entouraient l'enceinte délimitée sur l'espace sablonneux ou la pelouse destinée à recevoir les combattants. Tout le village en fête se réunissait pour assister aux luttes.
L'abbé de jeunesse annonçait le début des hostilités : Moussu l'abat de la jouinesso fai assaupre que la lucha vai acoumença : quau voudra rintra que sorte ! (Monsieur l'abbé de jeunesse vous fait savoir que la lutte va commencer : qui veut entrer en lice doit sortir des rangs !). Les lutteurs désireux de se mesurer s'avançaient alors et ôtaient leurs vêtements pour ne conserver qu'un caleçon. Demi-nus, face à face, ils se mesuraient du regard, avant de s'embrasser ou se tendre les mains en se promettant de lutter loyalement et sans colère. L'arbitre qui était souvent un ancien lutteur, prenait soin de rappeler aux combattants luche n'es pas batèsto ; estrassamen de viando es defendu (lutte n'est pas bagarre ; déchirement de chair est défendu). La rencontre débutait au son de la trompette du valet de ville. Les spectateurs qui constituaient un public avertis commentaient les prises et jaugeaient les combats. Aco's un ome double ! (celui-là c'est un homme double!), A de bras coume d'essieu de caretto ! (il a des bras comme des essieux de charrette!). On avait aussi coutume de dire Luen es lucho d'espelucho (il y a loin de lutte à déchirure), vau mai adresso que forço (mieux vaut adresse que force), luchaire amarinous, a lou vèire i'a de goust (un lutteur souple donne du plaisir à regarder), quau trop s'arredis peto (qui ne sait pas ménager ses forces succombe) ou encore noun i'a tant fort, que noun trove soun mèstre (il n'y a pas si fort qui n'ait trouvé son maître).

Lorsqu'un lutteur se montrait trop brutal ou qu'il gâchait le jeu, l'assistance se mettait à crier foro lou round! (hors le cirque!). Les luttes étaient toujours très animées. En toute occasion les spectateurs avait leur mot à dire : a touca ! A ben touca ! (il a touché! Il a bien touché) pouvait on entendre lorsqu'un des deux joueurs plaquait son adversaire sur le dos. Et lorsque le vainqueur se relevait, tendant la main au perdant en signe d'amitié, la foule se mettait à hurler a gagna li joio ! (il a gagné les prix!). Parfois l'issue de la lutte était contestée. Les esprits s'échauffaient alors et des insultes et quolibets fusaient dans l'assemblée. Il arrivait même qu'on en vienne aux mains et que l'affrontement dégénère en rixe générale.

Les passes étaient nombreuses comme prendre à la brasseto (prendre à bras-le-corps) pour faire tomber l'adversaire en lui courbant les reins, aboura en pas (soulever de tout son poids) pour renverser l'adversaire après l'avoir soulevé, faire lou tour de tèsto (faire le tour de tête), faire lou tour d'ou bras (faire le coup du bras) ou faire lou cop d'ànco (donner le coup de hanche)2

A Nîmes, les luttes avaient lieu tous les dimanches dans les Arènes. On en était également friand à Avignon aux dires d'Alphonse Rastoul. La statue de Félix Charpentier, Li luchaire (Les lutteurs) dont le marbre est exposé sur la place de la mairie de Bollène rend hommage aux lutteurs provençaux. Une peinture du début du XIXème siècle de Pierre Raspay figure également une scène de lutte sur la place de l'église de Montfavet.

Dans Mes origines. Mémoires et récits (1915-25) Frédéric Mistral raconte ses souvenirs sur le déroulement des luttes :

« Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser l’ami Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines. Nous allions, dans le pré du moulin, voir les luttes s’ouvrir, au battement du tambour:
Qui voudra lutter, qu’il se présente...
Qui voudra lutter... Qu’il vienne au pré!
Les luttes d’hommes et d’éphèbes où l’ancien lutteur Jésette, qui était surveillant du jeu, tournait et retournait autour des lutteurs, butés l’un contre l’autre, nus, les jarrets tendus, et d’une voix sévère leur rappelait parfois le précepte: défense de déchirer les chairs...
-- O Jésette... vous souvient-il de quand vous fîtes mordre la poussière à Quéquine?
-- Et de quand je terrassai Bel-Arbre d’Aramon, nous répondait le vieil athlète, enchanté de redire ses victoires d’antan. On m’appelait, savez-vous comment? Le Petit Maillanais ou, autrement, le Flexible. Nul jamais ne put dire qu’il m’avait renversé et, pourtant, j'eus à lutter avec le fameux Meissonnier, l’hercule avignonnais qui tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d’Apt... Mais nous ne pûmes rien nous faire »

Dans son Tableau d'Avignon (1836) Alphonse Rastoul évoque les lutteurs avignonnais :

« Arles et Tarascon vantent leurs courses de taureaux ; Aix, ces processions ; Nismes, ses ferrades : à ces fêtes populaires, Avignon a longtemps opposé avec orgueil ses Luttes dans l'enclos de Saint-Roch et ses joutes sur le Rhône. Luttes et joutes sont maintenant abandonnées ; et cependant quel enthousiasme elles ont excité chez nos pères, et même parmi nous, génération dont le berceau fut abrité sous les ailes de l'aigle de Napoléon ! Je me souviens que dans mon enfance une lutte était un événement, et cet événement ne perdait rien de son attrait à se reproduire plusieurs fois dans l'année. (...) Les accidents entre lutteurs étaient moins gais. Le jeu dégénérait en combat réel, et trop souvent, il fallait emporter de l'arène l'athlète trahi par ses forces, qu'un heureux antagoniste avait, pour ainsi dire, cloué au sol.

Quelquefois, l'issue de la lutte était douteuse ; les opinions se partageaient entre les assistants, des cris s'élevaient ; de bonnes et franches locutions en patois circulaient de rang en rang ; le dépit s'en mêlait ; et l'autorité intervenait pour éviter une lutte générale, une collision en masse.

Parfois encore un lutteur émerite, un vieillard aux longs cheveux blanc, mais dont les formes et les muscles respectés par les années, accusaient l'ancienne vigueur, donnait à haute voix son sentiment, et chacun se soumettait au juge improvisé. A nous enfants, on racontait alors les triomphes de cet athlète, tant de fois couronné ; on dénombrait toutes les tasses d'argent qu'il avait remportées, et l'heureux vieillard souriait à ses récits, murmurés de toutes parts ; il se reportait aux jours où un sang plus chaud circulait dans ses veines. Il arrivait encore qu'un doute, un mot imprudent venait colorer son front ; il se dépouillait de sa veste, il montrait à nu ses bras nerveux ; et malheur au jeune imprudent qui répondait à cette provocation ! Une prompte chute venait prouver aux Avignonais que le vieux lutteur n'avait point oublié les secrets et les ressources de son art ».

L'ouvrage collectif Récits de fêtes en Provence au XIXème siècle. Le préfet statisticien et les maires ethnographes (2010) reproduit le contenu d'une lettre datée de 1825 écrite par le maire de Saint-Chamas au préfet des Bouches du Rhône qui évoque le déroulement des luttes à l'occasion de la fête patronale de Saint-Léger :

« Le lendemain au matin, on se réunit dans un champs fraîchement labouré, le maire en tête, on trace par une ligne circulaire le champs destiné au saut et à la lutte. Des jeunes gens dépouillés de leurs habits comme pour la course, s'avancent dans l'arène. On débute par le saut (...) prélude à la lutte. Celle-ci est annoncée au son du tambour et des fanfare... Aussitôt des hommes, les uns se distinguant par une haute stature, les autres ramassés dans leur taille, se présentent à leur tour.
Après s'être mesuré de l'oeil et avoir jugé réciproquement de leurs forces et de leurs moyens, ils décident de l'ordre du combat. Les deux athlètes désignés pour débuter dans cette pénible carrière s'avancent l'un vers l'autre ; ils pressent de leurs mains cette poussière qui va devenir le théâtre de leur défaite ou de leur gloire ; ils rejettent avec le pied les pierres qui pourraient les blesser dans leur chute et mêler le cyprès au laurier ; ils se touchent dans la main, s'embrassent comme des rivaux amis. Mais bientôt l'amour-propre offensé fera succéder la haine à cette fausse amitié. Après s'être observé un instant, ils s'approchent, se saisissent, s'enlacent comme s'ils ne faisaient qu'un seul corps de deux, se séparent, se reprennent, s'entortillent: l'un essaye par un croc-en-jambe de faire perdre l'équilibre à son adversaire ; l'autre, plus hardi, veut le soulever de terre pour le jeter sur la poussière ; tantôt c'est le combat de la force contre l'adresse, tantôt celui de l'adresse contre la force et il n'est pas rare de voir un homme fort comme hercule terrassé par celui qui semblait ne lui offrir qu'une victoire facile et se relever honteux d'une défaitequi l'étonne plus encore qu'elle ne l'afflige et qui vaut à son antagoniste les applaudissements universels.

Plus les forces se balancent, plus le combat devient opiniâtre. On voit souvent l'un des combattants se cramponner contre son adversaire ou le frapper dans les parties les plus délicates ; le sang coule du nez et de la bouche et qui sait comment se terminerait cette lutte si la vue de ce sang, qui plaisait tant à la férocité romaine dans les combats à outrances qui n'avaient pourtant pour objet que l'amusement du public d'un peuple-soldat, n'excitait la compassion des spectateurs provençaux ; leurs amis les entourent, les soignent, les consolent, les louent...

La victoire consiste à renverser son adversaire de manière à ce qu'il tombe à plat sur le dos. Cette victoire est disputée entre tous les vainqueurs et elle reste enfin au vainqueur des vainqueurs... Des juges de camps sont nommés pour prononcer sur les cas douteux et prévenir des rixes que ce véritable jugement des pairs empêche de naître ou apaise à l'instant ».

L'ouvrage de Charles Galtier intitulé Le trésor des jeux provençaux (1952) ainsi que celui de Claire Tiévant, l'Almanach de la mémoire et des coutumes. Provence (1984), nous apprennent que plusieurs formes de lutte étaient jadis pratiquées en Provence. On distinguait ainsi la lucho de la centuro en aut, la lucho d'ome, la lucho a bono man, la loucho libro et la lucho de miech-ome.
La lucho de la centuro en aut (lutte de la ceinture en haut), nom provencal de la « lutte à main plate », nommée ainsi en raison de la position de départ des lutteurs qui consistait à coller ses mains sur celle de son adversaire, et qui prendra plus tard l'appelation de la « lutte gréco-romaine », proscrivait les saisies de jambes et n'autorisait que les stratagèmes des bras et des hanches pour renverser l'adversaire.

La lucho d'ome (lutte d'hommes) permettait les saisies à la tête, à la ceinture ainsi que les crocs-en-jambe, mais prohibait en revanche les saisies de jambes avec les bras ou les mains.

La lucho a bono man (lutte à bonne main), ressemblait beaucoup à la lucho d'ome mais interdisait de saisir son adversaire par la tête pour le renverser.

La loucho libro (lutte libre), également appelée lucha à touto lucho (lutter à toutes les luttes) ou bien lucha en arrapant pèrtout (lutter en attrapant partout), était beaucoup plus permissive. Proche de l'actuelle « lutte libre » elle autorisait toutes les saisies, y compris sur les jambes, pour renverser son adversaire.

Pour vaincre il convenait de faire toucher au sol, par ses deux épaules, l'adversaire et de l'y maintenir quelques secondes. De là l'expression li tres cop fan lucho (les trois coups font lutte) qui signifie cela suffit vous avez gagné.

Ces luttes, bien que très engagées, se limitaient aux saisies. D'autres formes de luttes étaient cependant bien plus violentes et entraient dans la catégories des « luttes à frappe ». Certaines variantes de la lucho libro permettait ainsi l'application de coups. De même la lucho de miech-ome (lutte des demi-hommes), réservée aux enfants et aux adolescents, autorisait comme la lucho libro tous les stratagèmes – y compris les coups – pour faire tomber l'adversaire sur le dos.

Au XIXème siècle la pratique de la lutte connait en France une forte extension et devient l'apanage des forains. De nombreux saltimbanques y voient en effet l'intérêt d'un débouché commercial pouvant les faire accéder à un statut de semi-professionnels. A partir de 1852 de grandes soirées sont organisés à Paris, notamment aux célèbres arènes de la rue Montesquieu dans lesquelles les lutteurs s'affrontent au cours de tournoi prestigieux qui déchaînent les passions. De nombreux provençaux intègrent ses troupes de lutteurs itinérantes et tentent de faire carrière en « montant » à la capitale.

Parmi les plus célèbres citons entre autres Henri Marseille le « Meunier de Lapalud » et son jeune frère Jean-Baptiste Marseille surnommé le « Lion de Lapalud » originaires de Lapalud, Peyrou de Meyrargue, Garrinet de Pertuis, Crest d'Apt, Rabasson surnommé « Le Taureau de Provence », Melchior Bauchère dit « Pinatel », Quéquine d'Avignon, Loubet de Nîmes et bien sûr le grand Paul Pons dit « Le Colosse » de Sorgue sacré champion du monde en 1898.

Image 1. Félix Charpentier. Li Luchaire (Les lutteurs). 1891. Bronze. Avignon. Square Agricol Perdiguier.

Image 2. Félix Charpentier. Li Luchaire (Les lutteurs). 1893. Marbre. Bollène. Place de la mairie.

Image 3. Pierre Raspay. Lutte d'hommes devant l'église de Montfavet. XIXème siècle. Musée d'Avignon.

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